« C’est l’histoire qui fait la différence. »

— Ursula Le Guin, La théorie de la fiction-panier, 1968.

Résidence à Simone “camp d’entraînement artistique”, à Chateauvillain, avec l’atelier Bouillons

Durant le printemps 2022, nous, quatre designeuses de l’atelier Bouillons, avons été invitées à Simone pour mener un projet autour des sociabilités féminines en milieu rural dans ce tiers-lieu haut-marnois. Sur place, nous avons invité les habitant.e.s à des ateliers d’initiation à différentes techniques artisanales pour provoquer la rencontre et le partage, nous avons fait des recherches sur les plantes et les terres locales, sommes parties à la rencontre des femmes qui gravitent autour de Simone… Et un texte a raisonné en nous : “La théorie de la fiction-panier” de Ursula Le Guin (1968). Dans ce texte, elle met à l’honneur l’histoire-vivante à la place de l’histoire-qui-tue, elle renvoie le concept de Héros en bas de son piédestal avec sa lance et sa chasse aux mammouths, et elle nous parle de l’histoire qu’on ne raconte pas, l’histoire qui soigne, l’histoire qui nourrit, l’histoire avec un petit h, l’histoire de tous les jours, l’histoire de la récolte et du panier.
Inspirées par ces mots et par les femmes du territoire, nous avons dessiné des figures de l’histoire-vivante. Nous avons fabriqué notre premier four minigama, appelé “Ursula Minigama”, et nous avons créé de grandes tentures textiles avec des couleurs végétales. Ces pièces ont été activées lors d’une journée au bord de la rivière, rythmée par la cuisson de pièces en argile, la lecture du texte, et la déambulation dans la forêt…

Tentures aux couleurs végétales du territoire à cette saison

« Il est difficile de faire un récit vraiment captivant en racontant la manière dont j’ai arraché une graine d’avoine sauvage de son enveloppe, et puis une autre, et puis une autre, et puis une autre, et puis une autre, et comment j’ai ensuite gratté mes piqûres d’insectes, et Ool a dit quelque chose de drôle, et nous sommes allés jusqu’au ruisseau pour boire, nous avons regardé les tritons pendant un moment, et puis j’ai trouvé un autre coin d’avoine… Non, vraiment ça ne tient pas la comparaison avec la manière dont j’ai plongé ma lance au plus profond du flanc titanesque et poilu, tandis que Oob, empalé sur l’une des gigantesques défenses, se tordait en hurlant, et le sang jaillissait partout en de pourpres torrents, et Boob a été transformé en gelée lorsque le mammouth lui est tombé dessus alors que je tirai ma flèche infaillible à travers son oeil pour pénétrer son cerveau. (…)

Nous l’avons entendu cette histoire, nous avons tous entendu parler des bâtons, des lances et des épées, de tous ces instruments avec lesquels on frappe, on perce et on cogne, de ces choses longues et dures. En revanche, nous n’avons rien entendu sur la chose dans laquelle on met d’autres choses, sur le contenant et les choses qu’il contient. En voilà une nouvelle histoire. En voilà une nouvelle.

Je n’ai jamais pensé que j’avais, ou même que je voulais une part de tout ça, tant que l’on expliquait l’origine et le développement de la culture à travers l’invention et l’usage d’objets longs et durs, destinés à pénétrer, frapper et tuer. (…)

Si c’est faire quelque chose d’humain que de mettre une chose que vous voulez dans un sac, parce que cette chose est utile, comestible ou belle, de la placer dans un panier, dans de l’écorce ou dans une feuille enroulée, dans un filet tissé avec vos propres cheveux, ou dans tout ce que vous voulez, et ensuite de ramener à la maison cette chose-là, dans une maison qui n’est qu’une autre sorte de grande poche ou de grand sac, un contenant pour les gens, et que plus tard vous ressortez cette chose pour la manger, la partager, la conserver pour l’hiver dans un récipient plus solide, la mettre dans le sac-médecine, sur l’autel ou dans le musée, à l’endroit vénéré, dans l’espace qui contient ce qui est sacré, et que le lendemain vous faites plus ou moins la même chose – si faire cela est humain, si c’est cela qu’il en coûte, alors je suis un être humain après tout. Pleinement, librement, joyeusement, pour la première fois.

C’est l’histoire qui fait la différence.»

— Ursula Le Guin, La Théorie de la fiction-panier, 1968